Il pleuvait cette journée-là, de la pluie intense.
Violente. Une pluie qu’on voit rebondir sur elle-même, sur l’eau accumulée sur
la chaussée. Vous savez quand il y a tellement d’eau qu’on distingue même plus
les gouttes, on dirait plutôt des lignes de pluie. Je pense que c’est dans ce
temps-là qu’on peut dire qu’il pleut des cordes. Les vents aussi étaient
violents. Une journée de parapluies qui virent à l’envers. J’aime ça sortir
quand il ne fait pas beau, surtout quand il vente beaucoup. C’est fou, mais c’est
dans ce temps-là, quand la nature exhibe sa force, quand ce qui vit se respire
par le vent sur la peau ou se goûte par l’eau sur le visage, c’est dans ce
temps-là que je me sens vivante. Que je prends conscience que j’existe. Le vent
me fait exister.
J’étais en voiture sur Masson. J’allais travailler et j’ai
pris un chemin différent. Je m’oblige souvent à changer de trajectoire pour ne
pas toujours voir le même décor. J’arrive près d’un passage piétonnier qui
traverse l’avenue Masson et je commence à ralentir pour pouvoir laisser passer
une dame. Je vois qu’une femme âgée s’avance du côté sud pour traverser sur le
côté nord. Elle est toute courbée, elle a les cheveux d’un blanc de neige au
soleil, elle porte un manteau bleu – je trouve que les personnes âgées portent
souvent du bleu – et d’une main elle tire derrière elle un panier d’emplettes
sur roulettes. Ça sonne drôle, mais je ne connais pas l’appellation précise de cet
engin. De son autre main, la femme
tient un petit parapluie qui se trouve visiblement à la fin de sa vie de
parapluie. On voit qu’il est instable, les branches dépassent du contour et on
sent la fragilité du tissu. Au moment où elle se trouve en plein milieu de
l’avenue, le vent prend dans son parapluie et celui-ci vire complètement de
bord. Au lieu de protéger contre la pluie, l’objet devient comme un récipient à
eau. Après quelques secondes, le parapluie revient sur son côté naturel et l’épisode
l’a complètement achevé. La femme arrive sur le trottoir du côté nord. Sans
même y songer un millième de seconde, je gare ma voiture sur le côté, à sa
hauteur. Je vois qu’elle marche difficilement, que le vent et la pluie lui
rendent les pas ardus, mais en même temps, je sens qu’elle ne veut pas
abdiquer. Je baisse la fenêtre du côté passager et je dis : «Madame ?
Madame, votre parapluie est brisé. Prenez le mien». Et je lui tends un
parapluie qui se trouvait sur le côté de ma portière.
Ce parapluie s’est retrouvé dans ma portière de voiture
d’une façon toute aussi surprenante que cette histoire après laquelle cette
femme le possède maintenant. Un jour, K revient avec ce parapluie qui ne nous
appartient pas. Je lui demande d’où elle le tire, d’abord parce que je ne l’ai
jamais vu et ensuite parce que j’avoue lui trouver un air douteux. Il est fait
de ce type d’imprimé bariolé plutôt démodé ou du moins, loin de mes préférences
premières. Elle me dit qu’une collègue l’a oublié en quittant et prévoit lui
remettre le lendemain. Fait intéressant, K n’avait pas apporté de parapluie ce
matin-là et ce dernier l’a gentiment épargné d’une douche à son retour. Le
lendemain, K revient de nouveau avec l’objet et me raconte qu’il n’appartenait
pas du tout à la collègue en question et qu’elle ignorait qui l’avait oublié. K
a alors décidé de le laisser dans la portière de voiture.
La dame s’arrête, me regarde sans parler. Elle
s’approche de la voiture et prend le parapluie que je lui présente. Elle jette
son parapluie par terre et tente d’ouvrir celui que je viens de lui donner.
Elle n’arrive pas à trouver le mécanisme d’ouverture, elle cherche et ne dit toujours rien. Je descends de voiture pour aller l’aider. Je prends le
parapluie et lui montre le mécanisme pour qu’elle puisse l’ouvrir par elle-même
la prochaine fois. Elle me regarde, me sourit et poursuit sa marche avec son
nouveau parapluie.
Une fois de nouveau à bord de ma voiture, c’est fou
comme ma grand-mère m’a manqué.