5.10.09

Porteur de mots

LE FACTEUR
Tous les jours, j’apporte des bonnes ou des mauvaises nouvelles aux gens. Bien souvent, je n’apporte pas de nouvelles pantoute ; je distribue des circulaires ou des petits bloc-notes d’agents immobiliers. Pour beaucoup de personnes, ces tracts de consommation sont leur seul courrier.

Des fois, je me trompe délibérément d’adresse et je mets le mauvais courrier dans la mauvaise boîte aux lettres. Pour le plaisir. Comme ça, j’ai l’impression de rapprocher les gens. Je les imagine alors dans leur intimité, tomber sur un nom qu’ils ne connaissent pas. C’est surprenant. Tu regardes ton courrier, tu t’attends à voir ton nom mais c’est le nom d’un inconnu qui apparaît. Tu as entre les mains, avant même la personne à qui elle est destinée, une enveloppe qui ne devrait pas se retrouver entre tes mains. C’est comme si une partie de la vie d’une personne arrêtait temporairement chez vous. Une partie qu’elle ignore. Pour un moment, tu connais un détail sur quelqu’un que tu ne connais pas.

Je me demande toujours s’il y en a qui sont assez game de les ouvrir. Moi je le fais. Des fois. Seulement quand je tombe sur des lettres personnelles. Il y en a tellement peu. C’est pour ça que ça m’intrigue. Je veux savoir ce que les gens ont à se dire. Une lettre, c’est comme un secret mais qui ne s’entend pas. Sans parole, ça devient encore plus secret. Parce qu’utiliser un crayon pour écrire quelque chose à quelqu’un au lieu de le dire, c’est certain que c’est important. J’aime ça découvrir ce qu’il y a d’important autour de moi.

Quand c’est vraiment trop triste ou grave, je ne vais pas la porter là où je devrais. Je la garde. Je le sais qu’il y en a qui vont dire que je n’ai pas le droit, que ce n’est pas de mes affaires. Mais en quelque part, c’est un peu de mes affaires. C’est quand même moi qui fais voyager tous ces mots-là, qui les apporte à destination. Avant, il y a très longtemps, on pouvait tuer le messager s’il apportait une mauvaise nouvelle. Dans Antigone, au début, Le Garde dit à Créon : « Je ne suis là ni pour mon plaisir ni pour le vôtre ; je sais bien que personne n’aime le porteur de mauvaises nouvelles». Un peu plus loin, il dit aussi : « Le coupable te tourmente le cœur ; moi, les oreilles seulement ». Dans le fond, je pense que c’est ça : je ne veux pas faire partie de la tourmente de quelqu’un. Alors, je filtre les correspondances. Et comme je disais, il y en a tellement peu. C’est rare. Maintenant, plus personne ne s’écrit.

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