Je me demande souvent comment
faire la différence entre un souvenir réel ou un souvenir imaginé. Déjà, un
moment imaginé ne peut certainement pas se targuer d’être dans la ligue des
souvenirs. Par définition, un souvenir représente un élément de la mémoire. Ce
que j’ai imaginé ne correspond donc pas à un souvenir. Si je me construis des
scénarios avant de les réaliser, ma scène imaginée deviendra plus tard un
souvenir et si je fabule sans ne rien mettre en action, mes rêvasseries
resteront alors dans la catégories des fantasmes. Là où je peine à faire le
tri, c’est lorsque j’ai par exemple longtemps imaginé, voir souhaité un événement,
que j’arrive à le matérialiser et qu’une fois passé il devient un souvenir. Une
fois rendu à l’état de vague remémoration, je ne vois pratiquement aucune différence
avec un scénario aussi longtemps imaginé, mais jamais exécuté.
21.10.11
18.6.11
Le parapluie
Il pleuvait cette journée-là, de la pluie intense.
Violente. Une pluie qu’on voit rebondir sur elle-même, sur l’eau accumulée sur
la chaussée. Vous savez quand il y a tellement d’eau qu’on distingue même plus
les gouttes, on dirait plutôt des lignes de pluie. Je pense que c’est dans ce
temps-là qu’on peut dire qu’il pleut des cordes. Les vents aussi étaient
violents. Une journée de parapluies qui virent à l’envers. J’aime ça sortir
quand il ne fait pas beau, surtout quand il vente beaucoup. C’est fou, mais c’est
dans ce temps-là, quand la nature exhibe sa force, quand ce qui vit se respire
par le vent sur la peau ou se goûte par l’eau sur le visage, c’est dans ce
temps-là que je me sens vivante. Que je prends conscience que j’existe. Le vent
me fait exister.
J’étais en voiture sur Masson. J’allais travailler et j’ai
pris un chemin différent. Je m’oblige souvent à changer de trajectoire pour ne
pas toujours voir le même décor. J’arrive près d’un passage piétonnier qui
traverse l’avenue Masson et je commence à ralentir pour pouvoir laisser passer
une dame. Je vois qu’une femme âgée s’avance du côté sud pour traverser sur le
côté nord. Elle est toute courbée, elle a les cheveux d’un blanc de neige au
soleil, elle porte un manteau bleu – je trouve que les personnes âgées portent
souvent du bleu – et d’une main elle tire derrière elle un panier d’emplettes
sur roulettes. Ça sonne drôle, mais je ne connais pas l’appellation précise de cet
engin. De son autre main, la femme
tient un petit parapluie qui se trouve visiblement à la fin de sa vie de
parapluie. On voit qu’il est instable, les branches dépassent du contour et on
sent la fragilité du tissu. Au moment où elle se trouve en plein milieu de
l’avenue, le vent prend dans son parapluie et celui-ci vire complètement de
bord. Au lieu de protéger contre la pluie, l’objet devient comme un récipient à
eau. Après quelques secondes, le parapluie revient sur son côté naturel et l’épisode
l’a complètement achevé. La femme arrive sur le trottoir du côté nord. Sans
même y songer un millième de seconde, je gare ma voiture sur le côté, à sa
hauteur. Je vois qu’elle marche difficilement, que le vent et la pluie lui
rendent les pas ardus, mais en même temps, je sens qu’elle ne veut pas
abdiquer. Je baisse la fenêtre du côté passager et je dis : «Madame ?
Madame, votre parapluie est brisé. Prenez le mien». Et je lui tends un
parapluie qui se trouvait sur le côté de ma portière.
Ce parapluie s’est retrouvé dans ma portière de voiture
d’une façon toute aussi surprenante que cette histoire après laquelle cette
femme le possède maintenant. Un jour, K revient avec ce parapluie qui ne nous
appartient pas. Je lui demande d’où elle le tire, d’abord parce que je ne l’ai
jamais vu et ensuite parce que j’avoue lui trouver un air douteux. Il est fait
de ce type d’imprimé bariolé plutôt démodé ou du moins, loin de mes préférences
premières. Elle me dit qu’une collègue l’a oublié en quittant et prévoit lui
remettre le lendemain. Fait intéressant, K n’avait pas apporté de parapluie ce
matin-là et ce dernier l’a gentiment épargné d’une douche à son retour. Le
lendemain, K revient de nouveau avec l’objet et me raconte qu’il n’appartenait
pas du tout à la collègue en question et qu’elle ignorait qui l’avait oublié. K
a alors décidé de le laisser dans la portière de voiture.
La dame s’arrête, me regarde sans parler. Elle
s’approche de la voiture et prend le parapluie que je lui présente. Elle jette
son parapluie par terre et tente d’ouvrir celui que je viens de lui donner.
Elle n’arrive pas à trouver le mécanisme d’ouverture, elle cherche et ne dit toujours rien. Je descends de voiture pour aller l’aider. Je prends le
parapluie et lui montre le mécanisme pour qu’elle puisse l’ouvrir par elle-même
la prochaine fois. Elle me regarde, me sourit et poursuit sa marche avec son
nouveau parapluie.
Une fois de nouveau à bord de ma voiture, c’est fou
comme ma grand-mère m’a manqué.
12.4.11
Extrait
«Un pas seulement au-delà de cette ligne semblable à celle qui sépare les vivants des morts, et c'est l'inconnu, la souffrance, la mort? Et qu'y a-t-il là-bas? Qui est là, au-delà de ce champ, derrière cet arbre, ce toit qu'éclaire le soleil? Nul ne le sait. Et on voudrait le savoir; et on a peur de franchir cette ligne, et on voudrait la franchir. Et l'on sait que tôt ou tard il faudra la franchir et apprendre ce qu'il y a là-bas, de l'autre côté de la ligne, de même qu'on apprendra inéluctablement ce qu'il y a de l'autre côté de la mort.»
Tolstoï
La Guerre et la Paix, Livre I, 2e partie.
26.3.11
Être
Être.
Seulement être là, avec elle. Ne plus savoir ce qu’on sait. Ne plus avoir la
conscience du temps. Seulement être là, avec elle. Entendre chaque bruissement
qu’un corps peut émettre : entendre l’eau se frayer un chemin dans la
gorge, entendre les doigts qui grattent le dessus de la main ou la tête,
entendre la respiration, entendre les yeux s’ouvrir et se fermer. Voir et
entendre tout sur son propre corps aussi. Être dans le silence et dans chaque
seconde. Tout autour porte plus d’éclat ou en perd, le regard s’attarde à
l’authentique.
Je la regarde et je pense à ce qui
m’accompagnera longtemps après. Après. Avec la mort, il y a toujours un avant
et un après. Le pendant de la mort est absent ou éphémère; il s’envole en
quelques secondes et c’est à ce moment que l’on passe de l’existence au
souvenir. Après, il est difficile de se rappeler que les souvenirs aussi ont eu
leur existence, qu’ils en ont fait partie.
Je croyais être immunisée contre la mort.
Parce que j’y ai été confrontée tôt, j’avais la folle impression d’être un peu
protégée contre la fatalité. Comme si les obstacles et les drames se
calculaient et qu’on atteignait un quota de malheurs basé sur l’énormité ou la
charge des épreuves. Je me disais que débuter sa vie ainsi payait probablement
l’obscurité pour un long moment. Je me trompais et je me suis éveillée.
Voir la mort s’emparer subtilement de
quelqu’un nous pousse à chercher la vie tout autour. Mais je comprends que la
mort fait partie de la vie. Que l’une ne braque pas les armes contre l’autre,
mais que toutes deux s’accompagnent depuis toujours et pour toujours. Dans la
vie, l’idée de la mort nous oblige à ouvrir nos sens au maximum. Et dans la mort,
la vie nous fait sourire puisque la mort n’emporte que les corps, pas l’amour,
pas les souvenirs. D’ici là, être. Seulement être là, avec elle.
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